2009-12-01

Éloge de la dissidence

Dans une société où même la rébellion est produite par le système, on ne manque pas de révoltés sympathiques, rebelles au grand cœur, et intellos subversifs de toutes sortes — tous ou presque dûment subventionnés par les maisons d’édition, les majors du disque et les grands groupes industriels propriétaires de journaux — mais les dissidents ne font plus partie du paysage, au point qu’on a souvent oublié le sens précis de ce mot qui n’évoque plus guère que le monde communiste pendant la guerre froide.

Il faut dire qu’un dissident n’est pas un personnage récupérable qui passe bien en télé : ce n’est pas un petit facteur au sourire d’ange qui prone la grève générale et la révolution, ni un évêque sulfureux privé de diocèse mais toujours porteur d’« espérance », ni un chanteur enragé qui séduit les foules tant il dénonce grave depuis sa maison en Patagonie, ni un gentil professeur des écoles qui pratique l’insoumission collective afin de défendre sa conception bourdieusienne de l'éducation face au sarkozysme triomphant.  C’est plutôt une figure de la négativité qui n’a pas d’alternative séduisante à proposer, une sorte de traître en compagnie duquel on ne gagne pas à s’afficher, un personnage qui tire sa force du fait qu’il n’est pas facile d’avoir prise sur lui tant il ne doit pas grand-chose à grand-monde. Il est à la fois intégré dans la société, puisqu’il y engage son talent et sa force de travail en échange d’un revenu, et en marge d’elle, puisqu’il n’en partage pas les valeurs et n’y engage donc pas sa personne. Il sait se faire aimer (parfois) et se faire détester (souvent).

La référence absolue en matière de dissidence est sans doute un rabbin qu'on a appelé Aher, « l’autre ». La tradition juive raconte dans le Talmud comment, il y a 2 000 ans environ, quatre rabbins exceptionnels auraient été admis à visiter le Paradis de leur vivant. L’histoire dit que le premier y est mort, le deuxième en est revenu fou, le troisième en est revenu athée et le quatrième en est revenu inchangé.

Les commentateurs autorisés utilisent cette histoire pour valoriser le quatrième rabbin, Akiba, le fondateur du judaïsme moderne, considéré comme le maître par excellence. Alors même qu’il est précisément celui des quatre qui ne mérite aucune confiance : quelle peut être la valeur de l’enseignement d’un homme qu’une telle expérience ne transforme pas ? Non, pour qui sait entendre les histoires, le personnage remarquable est le troisième rabbin, Aher, celui dont il est dit qu’il est ressorti athée de ce qui est pourtant posé comme la plus extraordinaire expérience mystique qui puisse être vécue par un homme.

J’imagine qu’il a rendu compte de cette expérience à ses camarades avec à la bouche le petit sourire émerveillé de Dominique Farrugia quand il présentait la météo, et qu’il a été accueilli de manière aussi chaleureuse  et fraternelle que Ségolène Royal au salon des Admirateurs de Vincent Peillon ou Sarah Palin au banquet annuel de l’Amicale des Ours Blancs. L’histoire dit juste qu’il a été excommunié de la Synagogue sans espoir de retour ; c’était peut-être bien ce qu’il voulait.

Si j’ai raconté cette histoire en guise de préalable, c’est que la dissidence d’Aher a en son cœur une dimension de refus de la succession des générations : le Talmud dit laconiquement et mystérieusement que son athéisme l’a poussé à « couper les plantations ». On explique habituellement que cette formule obscure signifie qu’il est devenu enseignant corrupteur de la jeunesse, mais elle peut se lire aussi comme une métaphore du refus de la paternité.

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